Les reliures peintes

Compte-rendu de l’étude sur les reliures peintes de Louis Jou, conservées à la Fondation, réalisée en 2012.

Les reliures peintes de Louis Jou sont recherchées par les collectionneurs et pourtant, la reliure est un des rares métiers du livre auquel Louis Jou n’a pas touché. On peut donc se demander ce que sont les reliures peintes de Louis Jou.
Petite explication : Louis Jou faisait relier les livres de façon très sobre, en plein parchemin. Il décorait ensuite les couvertures avec des peintures uniques, parfois personnalisées si la reliure était destinée à quelqu’un en particulier. Chaque reliure porte donc la touche personnelle de Jou, de façon unique, et plusieurs exemplaires de la même édition peuvent avoir été reliés et décorés de façons différentes.

Les reliures de Louis Jou, par leurs décors peints, ne ressemblent à aucun style répertorié dans l’histoire de la reliure, mais montrent une influence médiévale, présente dans tout son travail. En cela, elles sont une vraie continuation de son œuvre et une conclusion logique à son travail d’éditeur. En les étudiant de près, j’ai pu constater le côté artisan de Louis Jou, dans son travail d’expérimentation de techniques, en dorure, peinture et dans ses compositions des décors. C’est toujours émouvant d’étudier une reliure, car on y rencontre souvent le ou les artisans qui y ont travaillé et on engage alors un dialogue muet à travers le temps.

La Fondation possède 18 reliures peintes. D’autres reliures de Jou existent dans des collections privées, mais je n’ai pas eu l’occasion de les voir ; l’étude porte donc essentiellement sur celles de la collection de la Fondation.
Je n’ai pas trouvé de factures ou de dates sur les reliures (sauf pour deux, datées de 1928 et 1932), donc je ne peux dire s’il y a eu différentes périodes dans le travail de Jou, mais seulement différents styles.

Les décors :
Parmi les 18 reliures étudiées, j’ai constaté différents styles de décors, que l’on peut classer en 5 catégories, dont 3 principales :

  • les décors peints ;
  • les décors que j’appelle de type Fanfare ;
  • les compositions sobres, texte + un cartouche peint.

et 2 intermédiaires :

  • les décors peints avec inclusion de texte ;
  • les compositions de textes augmentées de dessins.

De façon générale, les décors sont composés de façon symétrique sur chaque plat, sauf quelques rares exceptions. Tous les décors sont pensés chaque plat séparément (même lorsque les deux sont identiques) et non sur l’ensemble de la reliure ouverte, comme cela se fait pour les reliures contemporaines.

Les décors peints : 4 reliures.

J’entends par décor peint les décors qui utilisent une réelle technique de peinture, avec plusieurs couleurs superposées, des nuances et des dégradés dans les teintes. Il s’agit plus de technique de peinture que de dessin ou d’aplats de couleurs comme on les retrouve dans les autres décors. De plus, il n’y a aucun texte inclus dans la composition.

  • Évangile selon saint Mathieu
  • La Rôtisserie de la reine Pédauque
  • La Douleur sur les trétaux
  • Marsiho

    Marsiho a un intérêt particulier : les deux plats sont totalement différents et sont composés comme des tableaux (la Rôtisserie et l’Évangile portent des décors peints, mais avec des fonds qui sont remplis de motifs décoratifs). Pour Marsiho, Louis Jou semble avoir voulu montrer les deux côtés complémentaires de la ville de Marseille (que décrit Suares dans le livre) : le côté marin avec le bateau sur le plat avant et sur le plat arrière, la vie de la ville avec cette fenêtre et la demoiselle qui semble fermer ses volets, sans doute suite à l’arrivée du marin derrière elle. Ces détails nous rappellent le côté malicieux de Louis Jou qui observe ses contemporains de sa fenêtre pour les croquer dans ses carnets. Autre petit détail : le N final de pension de famille, qui est écrit sur le mur, est à l’envers. C’est sans doute une trace du Louis Jou graveur qui a (trop) l’habitude d’écrire à l’envers. On voit aussi qu’il n’a pas fait de crayonné pour ce dessin et que l’espacement entre les lettres est réfléchi au fur et à mesure...
    Les compositions des fonds de la Rôtisserie et de l’Évangile, largement composés de rinceaux de feuilles et d’éléments végétaux, permettent de faire le lien avec la seconde catégorie de décors.

Les décors de type Fanfare : 4 reliures.

  • Le Retour de l’enfant prodigue
  • Musiciens
  • Le Retour de l’enfant prodigue
  • Sonnets pour Hélène

Pourquoi décor de type Fanfare ? Le décor de type Fanfare était très en vogue à partir du milieu du XVIe siècle jusqu’au XVIIe. Au XIXe siècle, la mode était de faire des pastiches de reliures anciennes, et le livre qui servit de modèle en premier pour ce style traitait de fanfares, on lui donna donc ce nom, qui lui va très bien car il s’agit d’un décor qu’on peut décrire comme plutôt bruyant. Le décor à la Fanfare est caractérisé par des plats remplis de rinceaux de feuillages, composant des sortes de caissons dans lesquels on pouvait venir dorer les armes du propriétaire. Ces décors découlent des décors plus anciens, composés d’entrelacs, de rinceaux et de feuillages typiques de l’époque médiévale : les motifs Alde, dont Louis Jou s’est visiblement inspiré pour ses propres feuillages.

Parmi ces 4 reliures, deux sont, je pense, destinées à des amis ou des clients. On retrouve sur le plat arrière, les initiales des personnes destinataires des reliures.
Musiciens est destiné à AB et Les Sonnets pour Hélène à HD.

AB est sans doute A. Baumgartner, auquel le livre est dédicacé. A. Baumgartner était un des médecins (avec Grellety Bosviel) qui ont dirigé l’édition du livre Salomé, en 1932, pour le compte de la Société des Médecins Bibliophiles. Sans doute un remerciement de Louis Jou pour l’aide apportée.
Peut-être a-t-il eu envie de faire plaisir à son ami et mécène qui aimait beaucoup le décor réalisé sur la reliure de Le Retour de l’enfant prodigue ? En tout cas, le même décor est utilisé pour les deux reliures, avec une variante dans les couleurs utilisées.

Les compositions sobres, texte + cartouche : 4 reliures.

Cette troisième catégorie est beaucoup plus sobre que les précédentes. Elle se caractérise par l’utilisation du texte dans la composition, en tant que titrage, complété par des encadrements ou des cartouches simples, remplis de petits décors peints ou géométriques. La plus grande partie de la surface des plats reste vierge et le décor du plat arrière est encore plus simple, composé d’un cartouche central portant les initiales de Jou LJ, entouré ou non d’un encadrement.

  • Le Voyage du Condottière
  • Le Prince
  • Propos d’André Suares sur un livre de L. Jou
  • Art du livre

Bien qu’ayant un aspect plus froid que les autres, on note quand même sur deux des livres (Propos d’A. Suares et le Voyage du Condottière), les initiales de Jou et celles de Suares entremêlées ou juxtaposées, ce qui montre aussi l’importance qu’il accordait à leur amitié. Là où les autres auteurs sont placés seuls, Suares est toujours associé à Jou jusque dans les décors des reliures...

Les deux dernières catégories sont des catégories que j’ai appelées intermédiaires, car elles combinent deux styles différents.

Les compositions peintes avec un peu de texte : 3 reliures.

  • Nourritures terrestres
  • Salomé
  • Turmell i el boc en flames

Les compositions de textes avec du dessin : 3 reliures.

  • Le Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un (2 reliures différentes)
  • Le Carton aux estampes

Pour ces reliures, Louis Jou a voulu reprendre les compositions des pages de titre, cela est clair pour le Contr’un, qui reprend la mise en page de la page de titre de l’édition, complétée par des frises de feuillages. Cette composition est aussi inspirée des manuscrits médiévaux, car on retrouve les réglures, en orange, qui servent à cadrer les textes.

Cette dernière catégorie est l’occasion de parler plus précisément de l’utilisation de la lettre dans les décors de Jou. On y retrouve les ligatures qu’il affectionnait tellement et utilisait parfois en tant qu’élément principal du décor. On a vu aussi, sur les reliures précédentes, qu’il aimait signifier les destinataires des reliures dans les décors, par l’insertion d’un monogramme. Les jeux de lettres étant bien sûr très importants pour lui, ces reliures ne font que confirmer cette chose déjà bien connue des amateurs de Louis Jou, et qui fait une grande partie du charme de son travail.

Les techniques de reliure

Maintenant qu’on a fait le tour des différents décors de Jou, qu’en est-il des aspects techniques de leur réalisation ?

Matériaux des reliures
Le parchemin est un matériau plutôt particulier et assez difficile à travailler. Il réagit beaucoup à l’humidité, mais si on ne l’humidifie pas, il est très rigide et le travail de couvrure est donc compliqué, il faut jongler avec ces paramètres. Il a été beaucoup utilisé dans l’histoire de la reliure car c’est un matériau moins cher que le cuir. On a aussi souvent vu des chartes anciennes réutilisées pour des couvrures de livres afin de faire des économies de matériaux.

Louis Jou utilise le parchemin en support à sa peinture, comme on l’utilisait à l’intérieur des livres, et ses techniques de décor s’approchent donc de celles de l’enluminure, avec les matériaux contemporains. La dorure à la feuille d’or sur une assiette à dorer et la peinture avec des couleurs à l’eau. Les indices qui montrent sa technique nous laissent supposer qu’il pratiquait cela en autodidacte, tout au moins pour la dorure et l’utilisation du parchemin. On peut voir une bonne connaissance des techniques, mais des essais mieux réussis que d’autres nous montrent ses tâtonnements. L’évolution des décors avec le temps nous montre aussi les étapes qu’il a pu oublier...
Le parchemin demande à être préparé avant de peindre dessus. Il est généralement gras, surtout celui de mouton, et il faut le dégraisser. Louis Jou faisait sans doute confiance au relieur sur la qualité du parchemin mais devait ignorer cette étape du dégraissage. Plusieurs décors montrent un décollement des dorures ou des encres visiblement dû à cet oubli. On voit ainsi que l’encre noire utilisée par Jou était sûrement une encre de type encre de Chine, et non une encre ferrique comme on les faisait au Moyen Âge. En effet, les encres ferriques sont des teintures et marquent donc beaucoup plus le parchemin.

Sur d’autres dorures, et surtout sur les Propos d’André Suares sur un livre de Jou, on voit que l’assiette à dorer a formé des bulles, ce qui peut aussi expliquer la facilité avec laquelle elle se décolle. Cela est sans doute dû à sa recette pour la fabriquer, dans laquelle il devait mettre du blanc d’œuf. En séchant, le blanc d’œuf fait des bulles.

Ces détails nous permettent par contre de dévoiler une autre des façons de travailler de Louis Jou. En effet, sur la reliure dorée du Retour de l’enfant prodigue, on voit nettement, aux endroits où les dorures se sont décollées, les crayonnés et les hachures qu’avait tracés Louis Jou aux emplacement des dorures. Ce détail, qui peut sembler sans importance, nous donne à réfléchir sur le décor du Contr’un. En effet, la frise qui entoure le texte est hachurée de la même façon et ce style ne correspond pas au reste du travail de Jou, plutôt des à-plats de couleurs ou des dégradés. Je pense que ce décor n’a pas été terminé. La dorure autour de la lettrine est faite avec une encre dorée, ce qui est moins joli. Pourquoi n’a-t-il pas fait la dorure comme prévu ? Manque de matériel, changement d’avis ?

Ce détail nous permet d’aborder une autre des étapes importantes que l’on voit sur un grand nombre de ses décors : le crayonné. On voit bien qu’il dessinait sur le parchemin, surtout pour les décors très structurés, mais aussi dans les décors peints, comme sur l’Évangile où les personnages sont crayonnés. On voit bien que les crayonnés sont indicatifs, mais qu’il se laissait la liberté de déborder ou de déplacer le dessin au moment de la réalisation.

La reliure des Propos de André Suares sur un livre de Jou est très intéressante car elle nous montre un repentir. On voit nettement que Jou avait commencé par peindre la date 1927, et ensuite il a changé d’avis pour venir mettre un motif décoratif. C’est un des intérêts du parchemin : on peut facilement gratter et modifier ce qu’on a écrit.

Conclusion
Peindre un décor sur une reliure est un travail qui demande du temps et auquel Jou semblait accorder une certaine importance et dans lequel il s’est exprimé avec la même envie que dans tout ce qu’il entreprenait.
De nombreuses autres reliures peintes ont été réalisées et sont conservées chez des collectionneurs ou des bibliothèques.
Un recensement exhaustif de ces reliures serait intéressant, ne serait-ce que pour savoir combien il en a réalisé.

Vanessa Krolikowski, relieur, doreur.