Le typographe

Autour des caractères de Louis Jou

Caractère Jou, romain capitales, corps 36

La création d’un nouveau caractère est une entreprise de grande envergure. Lorsque le graveur ou le graphiste l’envisage il sait à l’avance qu’il s’agit d’un travail de longue haleine qui sollicitera de nombreuses compétences, linguistiques, orthographiques et orthotypographiques, historiques, géographiques et enfin graphiques..
Linguistique car il n’est pas pensable de créer une typographie de la même manière pour telle ou telle langue car la fréquence d’utilisation des caractères ainsi que la répétition des voisinages des lettres entre-elles ne sont pas constantes.
Orthotypographiques ou orthographiques puisque dans ces spécialités il s’agit de savoir quels espaces vont séparer les signes de ponctuation par exemple ou quels retraits de première ligne de chapitre il est utile de réserver, ou encore comment et à quel usage on utilise le point virgule, etc.
Historiques pour la prise en compte et la connaissance des traditions et des utilisations passées et contemporaines des types dans tel ou tel domaine, publicité, administration, etc.
Géographiques pour la connaissance et le respect des habitudes de lecture et de la culture des différents pays susceptibles d’utiliser ces caractères.
Graphiques enfin pour la forme finale de chaque lettre, pour la mise au point des voisinages de lettres, l’approche et pour l’impact visuel ou le grisé de la page.

Police Univers

Toutes ces connaissances mises en œuvre et le long temps nécessaire à cette entreprise, font que le coût d’une nouvelle création typographique digne de ce nom est très élevé.

Page de titre de Peignot.

Charles Peignot dit lui-même : « On ne peut malheureusement entreprendre la gravure d’un caractère si l’on n’a pas des chances de le vendre »

Les vingt premières année du siècle sont d’une richesse incroyable et c’est dans cette période que Jou mûrira son projet typographique.

Mais resituons la typographie à ce moment-là.
Près de Jou, Eudald Canibell, son mentor, crée en 1901 un caractère, le Gótico Incunable. Alors que des courants artistiques ou architecturaux, Art nouveau, Modern Style, se font jour, la typographie voit émerger des caractères issus d’inspirations florales, d’écritures au pinceau (influences japonaises) : l’Auriol (1901) et le Grasset, fondus par Deberny.
Le mouvement anglais Arts and Crafts traduit un retour aux pratiques artisanales. William Morris s’inspire des manuscrits médiévaux pour redessiner ses caractères.
Au début du XXe siècle, le constructivisme en Russie, le futurisme en Italie avec un mélange de nombreux caractères de différents corps dans une même page donnent naissance à des compositions osées et basées sur des diagonales et des lignes de force. Le mouvement Dada, puis les surréalistes révolutionnent la mise en page. Apollinaire casse les codes avec la mise en page des Calligrammes. Henri Michaux travaille à des compositions typographiques personnelles.

Calligramme d’Apollinaire

Grâce notamment au développement de la photographie et à la pratique de la lithographie dans la publicité, les peintres s’emparent de la typographie souvent sans empattements et l’utilisent dans leurs compositions picturales. Ainsi Mikhail Larionov en 1908, Natalia Gontcharova en 1912 et, bien sûr, Rodtchenko dans les années 20, avec le constructivisme en Russie.
On voit néanmoins apparaître des compositions typographiques sobres qui utilisent les caractères sans sérif. Ils donneront naissance beaucoup plus tard à l’Helvetica et à l’Univers notamment. Des théoriciens de la typographie comme Jan Tschichold publient des traités dans ces caractères.

Affiche Bauhaus

Le Bauhaus en Allemagne, à partir de 1919, basé sur l’interpénétration de l’art et de l’artisanat est le foyer de différents théoriciens de l’architecture, de la couleur, de la décoration et de la typographie qui prônent rationalisation et sobriété dans les formes soumises à leur fonction utilitaire.
Des articles de presse du début du XXe siècle remettent en cause les valeurs de la société industrielle triomphante. Ils dénoncent par la même occasion la qualité médiocre des imprimés et de la typographie.
Cependant, en France, peu de réflexions typographiques s’expriment alors. Francis Thibaudeau propose, en 1921 un classement des caractères fondé sur la présence et la forme des empattements.

Classification Thibaudeau

Les caractères présents sur le marché au début du XXe siècle ne plaisent pas totalement à Jou et ses goûts ne vont pas dans le sens de ce que proposent les fonderies typographiques d’alors.
Il dispose des caractères Cochin (Opinions de Jérôme Coignard d’Anatole france), Garamond (Sonnets à Hélène de Pierre de Ronsard) ou encore Tory-Garamont (Amour de Félix Bangor alias André Suarès), héritage graphique de la Renaissance, mais qui ne sont pas l’idéal graphique de Jou.
C’est sans doute par un devoir de préservation de la belle mise en page et de la belle typographie qu’il résiste aux tendances du moment et renforce ses désirs d’une typographie très traditionnelle d’une grande rigueur historique, respectant les règles typographiques, allant jusqu’à remonter à un style médiéval, où la présence de la main est forte, où celle de l’artisan et de l’homme cultivé est manifeste.
Pour assurer la magnificence de son travail Jou estime qu’il lui faut dessiner lui-même ses caractères et faire graver et fondre ses propres polices. Il conçoit alors un caractère à sa mesure adapté à ses projets.
Malgré toutes les difficultés qu’une telle entreprise présente pour un homme seul, Jou crée donc un caractère de type « humane » qu’il utilisera dans des mises en pages où le grisé de la page est très dense à l’image des ouvrages de la Renaissance.
La première œuvre composée avec son caractère est Le Prince de Machiavel sorti en 1921.

Page de titre de Amour, en Tory-Garamont.

Louis jou se forme et se sensibilise au Livre et aux caractères typographiques lors de son apprentissage à l’imprimerie Torquato Tasso à Barcelone. Guidé par Eudald Canibell conseiller artistique de l’imprimerie et conservateur de la Bbibliothèque Arus, Canibell est également le dessinateur du caractère Gótico Incunable gravé par Francesc Jorba.
Quel meilleur environnement pour acquérir les bases et le goût de la belle typographie.
(Voir sa vie dans le site.)

Les caractères « créés » ou plutôt développés, par Jou vont du corps 10 au corps 60. Certains corps ne sont pas complets, il sont parfois uniquement capitales ou simplement bas de casse. Ils sont souvent accompagnés de vignettes décoratives et de caractères rallongés ou enluminés (swash).

Les premiers corps de ses caractères gravés et fondus en Espagne sont les corps 14 et 24, romain et italique que Jou utilise pour Le Prince de Machiavel.
Jou va compléter ces polices petit à petit grâce au travail de Charles Malin graveur fort connu qui a travaillé pour Deberny et Peignot, mais aussi pour le Vatican et l’Imprimerie nationale notamment.

De 1921 à 1953 et dans l’ordre d’apparition dans les éditions de Jou (voir André Feuille, Louis Jou, Biobibliographie) on note les corps : 14 et 24 romain et italique, 10 romain et italique, à nouveau un corps 24 romain et italique, un corps 48 romain (capitales), un autre corps 14 romain et italique, un corps 20 bas de casse, un corps 36 capitales, un corps 20 italique, un corps 12 romain, un corps 60 bas de casse et un corps 12 italique.
Les pages composées par Jou dans ses livres sont très denses visuellement, le grisé de la page est très marqué, très sombre, point de blanc ou d’espace inutilisé. Les lignes sont justifiées. Les rectangles d’empagement sont remplis au maximum.

Si besoin, pour éviter les lignes incomplètes (lignes veuves ou orphelines) Jou ajoute à ses polices des caractères spéciaux, lettres à paraphes, caractères de différentes largeurs ou encore ornements qu’il utilise en « bouts de lignes ».

La plupart du temps il s’agit d’allonger la ligne,

voir le e, le r, le t à allonge calligraphique, mais certains signes tendent à permettre de réduire cette ligne c’est le cas de cette abréviation latine qui réduit sensiblement la largeur des trois signes « que » remplacés par deux signes liés.

Autres particularités des polices de Jou, elles comportent des caractères qui vont les différencier des fontes alors disponibles sur le marché. Une marque figure sur le J romain, capitale ou bas de casse. Il s’agit d’une excroissance pointue sur l’extérieur de la courbe, à l’image du l bas de casse de l’imprimerie nationale apparue sur le caractère Grandjean (1692) qui comporte une barre appelée barre du Roi.



(Il était dit que le « l » barré représentait le prénom du roi Louis XIV. Est-ce que Jou a voulu marquer le « j » de Jou ?)
Certains corps présentent un h bas de casse romain formé de deux traits croisés rappelant le geste calligraphique, le g possède également cette particularité dans certains corps.

Le jambage du h présente plusieurs formes suivant les forces de corps soit il est refermé comme en calligraphie, soit il est plus typographique et ses empattements sont posés sur la ligne en romain ou en italique.
Les M et N romain capitales sont chapeautés d’une sorte d’empattement.

Le P italique capitale dans tous les corps présente une forme enlevée de sa panse.

On peut également noter la forme en accent ou ovale des points sur les i et sur les j.

Il faut noter le nombre important d’esperluètes que Louis Jou fait graver. Outre l’intérêt d’éviter la répétition d’emploi d’un même signe, cette multitude permet grâce aux chasses différentes de ces signes, avec l’aide des autres signes à chasse variable, de résoudre la toujours difficile justification.

Les ponctuations qu’utilise Jou sont établies sur le modèle des ponctuations manuscrites médiévales gothiques elles adoptent donc la forme que la plume donne naturellement. Voir le point d’interrogation.

Les chiffres sont de forme ancienne avec ce que l’on appelle les chiffres suspendus : 3, 4, 5, 7, 9, les chiffres courts 0, 1, 2 et les chiffres à alignement normal 6 et 8.

Certaines des polices de Jou sont très complètes et comprennent comme il se doit tous les signes tels les signes Œ, Æ, œ, æ, le Qu (qui lorsque la « queue » est longue tend à se rompre lors de la composition, ce qui n’est pas le cas lorsque Q et u figurent sur un même caractère plomb), le ct, st, les s longs, que l’on oublie souvent de compabiliser dans le nombre de signes nécessaires à l’élaboration d’une police de caractères. Les polices de Jou comprennent également les signes doubles ou triples tels, fi, ff, ffi, ffl, sp, ss, pour certains des signes simples ou doubles à allonge ainsi que certaines lettres de plusieurs largeurs comme le z notamment

(voir Louis Jou, un marginal génial par Jacques André dans Histoire de l’Écriture typographique, Atelier Perrousseaux éditeur-Adverbum, 2016).
En italique on peut remarquer les v et w appelés v ronds ou w ronds (voir leur attaque calligraphique).
Pour compléter ses pages de texte ou ses compositions et en remplir les blancs, Louis Jou utilise des signes graphiques traditionnels tels les volutes, feuilles aldines, etc.

des signes simples ou doubles à allonge


exemple de Z de plusieurs largeurs

Enfin ce petit tour d’horizon des caractères de Jou montre l’attention et l’amour que Jou portait à la typographie.

PS : cette typographie traditionnelle au plomb a été numérisée par Thierry Gouttenègre et son emploi est strictement réservé à la Fondation Louis Jou.

Christian Paput 2020.